La riposte de la SPPF
Dernièrement, la SPPF a décidé de lutter contre la contrefaçon numérique en attaquant en justice certains éditeurs de logiciels P2P.
La SPPF (Société Civile des Producteurs de Phonogrammes en France) est une société de perception et de répartition des droits, créée en 1985. Elle est non seulement chargée de représenter une partie des labels français indépendants, mais se veut aussi être un « outil de réflexion projeté sur l’avenir du métier de Producteur de phonogrammes ».
Il y a quelques semaines, la SPPF a fait parler d’elle dans les médias à l’occasion du litige l’opposant à un certain nombre d’éditeurs de logiciels P2P. En effet, le Tribunal de Grande Instance de Paris a reconnu la compétence des juridictions françaises pour statuer dans cette affaire. Si cette décision constitue sans nul doute une victoire pour la SPPF, CoPeerRight Agency émet de sérieuses réserves quant à la portée de ces actions en justice. Pour mieux comprendre notre position et tous les enjeux de ce litige, un retour en arrière est nécessaire.
RAPPEL DES FAITS
En 2007, la SPPF a confié à un prestataire technique le soin de surveiller les réseaux P2P, sur la base d’une ordonnance du président du Tribunal de Grande Instance de Paris rendu le 3 avril de la même année. A notre connaissance, cette ordonnance est totalement inédite : c’est la seule fois qu’une telle surveillance, qui implique pourtant un traitement de données à caractère personnel, a pu être mise en œuvre sans autorisation préalable de la CNIL. Quoi qu’il en soit, plusieurs constats ont ainsi été réalisés par huissiers et ont révélé qu’un certain nombre de plateformes P2P permettaient l’échange illégal de fichiers musicaux appartenant à certains membres de la société.
Sur la base de ces constats, la SPPF a annoncé le 12 juin 2007 son intention d’engager des poursuites à l’encontre de trois éditeurs de logiciels P2P devant le Tribunal de Grande Instance de Paris : Vuze, Streamcast (pour le logiciel Morpheus qui semble depuis avoir fermé ses portes), ainsi que Sourceforge (qui héberge le code source de Shareaza). La société Limewire a également été assignée, le 20 décembre 2007. L’objectif de la SPPF était simple : que soit ordonné « l’arrêt immédiat de la distribution et du fonctionnement de ces logiciels, à défaut d’avoir pris les mesures techniques appropriées pour faire cesser leurs activités illicites ».
Pour échapper à la justice française, les sociétés incriminées, toutes américaines, ont soulevé l’exception d’incompétence territoriale devant le Tribunal de Grande Instance de Paris. La SPPF a rétorqué que les juges français étaient bien compétents, dans la mesure où ses membres subissaient un préjudice sur le territoire français. Cet argument a été suivi par les juges. En effet, par trois ordonnances rendues les 10 septembre, 15 et 29 octobre 2008, le Tribunal de Grande Instance de Paris a autorisé la SPPF à poursuivre Vuze, Sourceforge/Shareaza et Limewire en France. Ces décisions, dont nous aimerions prendre connaissance dans le détail, ne semblent malheureusement pas disponibles pour le moment.
Il faut toutefois noter que les trois sociétés auraient fait appel de l’ordonnance.
UNE ISSUE INCERTAINE
Dans l’hypothèse où les juges français confirment leur compétence, un certain nombre d’éléments peuvent néanmoins compromettre le succès de l’action au fond et méritent d’être soulevés.
Le fondement juridique
La SPPF a assigné les sociétés sur le fondement de l’article L. 335-2-1 du Code de la Propriété Intellectuelle qui punit directement les éditeurs de logiciels permettant l’échange de fichiers contrefaits. Selon cet article : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 300 000 euros d’amende le fait d’éditer, de mettre à la disposition du public ou de communiquer au public, sciemment et sous quelque forme que ce soit, un logiciel manifestement destiné à la mise à disposition du public non autorisé d’œuvres ou d’objets protégés ».
Le texte précise bien que le logiciel incriminé doit être « manifestement » destiné à des usages illicites. Or est-ce vraiment le cas dans cette affaire ?
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Vuze (anciennement Azureus) : cette plateforme ne serait être considérée comme manifestement dédiée à la contrefaçon numérique, son caractère potentiellement illégal ne dépendant que de l’utilisation des internautes. Pour preuve, plusieurs levées de fonds ont été réalisées par la société (12 millions de dollars en 2006, 20 millions en 2007), qui souhaite depuis quelques années diversifier ses activités. Une plateforme permettant de télécharger du contenu légal en haute définition (programmes télévisés, clips musicaux, jeux vidéo etc.) a été ouverte. De plus, des accords ont été signés avec des chaînes comme BBC ou Showtime Networks. De tels investissements seraient-ils envisageables si le projet était potentiellement illégal ? ;
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Limewire : selon le site Numerama, Limewire pourrait invoquer un certain nombre d’éléments pour démontrer sa bonne foi : en effet, l’éditeur a mis au point une solution de filtrage et a également ouvert sa propre plateforme de vente légale. Actuellement, une procédure lancée par la RIAA contre le logiciel est en cours mais aucune décision n’a encore été rendue ;
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Sourceforge/Shareaza : la société Sourceforge Inc. est à l’origine du site Sourceforge.net. Il s’agit d’une plateforme qui héberge gratuitement des projets « open source » collaboratifs, dont Shareaza, mis au point par une communauté de développeurs indépendants.
On peut également souligner que ces logiciels ne sont pas propriétaires : Shareaza, Limewire et Vuze sont des logiciels libres, disponibles sous licence GNU GPL (General Public License). Comme on peut le voir, ces logiciels ne semblent pas, loin s’en faut, « manifestement » destinés à l’échange illégal de fichiers protégés.
Les « précédents » jurisprudentiels
Depuis une dizaine d’années, les logiciels P2P ont été la cible d’attaques lancées par les industries culturelles, avec plus ou moins de succès…
Tout d’abord, le 19 décembre 1999, les principales Majors (Warner Music, EMI, BMG et Sony Music) ont assigné en justice le site Internet d’échanges de fichiers MP3 Napster, pour violation du droit du copyright des exploitants musicaux sur 212 chansons. Contrairement à la plupart des logiciels P2P actuels, où l’échange de fichiers se fait de « poste à poste », Napster centralisait tous les échanges sur un serveur central sous son contrôle. Le 12 février 2001, après un premier jugement condamnant Napster le 27 juillet 2000, une Cour fédérale d’appel américaine a confirmé la décision prise en première instance. Les juges ont considéré que Napster était en mesure de contrôler la nature des données échangées et qu’il était ainsi responsable du contenu transitant sur son serveur.
En raison du caractère « centralisé » des échanges sur le logiciel P2P Napster, le juge a considéré que techniquement, il pouvait exercer un contrôle des fichiers échangés et qu’ainsi il était responsable du contenu. Mais à l’heure actuelle, il existe également des logiciels P2P « décentralisés ». Dans ce cas, l’échange de fichiers se fait directement entre internautes, de « poste à poste » (par exemple les protocoles Gnutella 1 & 2, utilisés par Shareaza et Limewire ou encore Kadmelia). La question de la responsabilité des contenus échangés est donc plus complexe.
Le 28 mars 2002, la Cour d’appel d’Amsterdam a débouté l’organisme de gestion des droits d’auteur Buma/Stemra, qui avait porté plainte contre la société éditrice Sharman Networks pour son logiciel Kazaa, pour violation des droits de copyright sur les fichiers échangés via ce logiciel. La juridiction néerlandaise a considéré que l’éditeur du logiciel ne pouvait être tenu pour responsable des utilisations illégales de son programme par certains internautes qui l’ont téléchargé. En effet, la société Sharman Networks était dans l’impossibilité technique de pouvoir contrôler les contenus transitant entre postes dans la mesure où ces fichiers n’étaient pas centralisés sur son serveur. Par ailleurs, la justice hollandaise a retenu l’argument défendu par l’éditeur de logiciel selon lequel tous les internautes ne devraient pas être privés des progrès techniques offerts par ce type de logiciels qui permettent de nombreuses utilisations légales, comme l’échange de fichiers libres de droit.
Le cas des logiciels Morpheus et Grokster est en revanche plus complexe. En effet, c’est une longue procédure judiciaire qui s’est engagée dès octobre 2001 et qui s’est achevée en 2005 pour Grokster et en 2006 pour Morpheus. L’Association américaine de l’industrie du disque (RIAA – Recording Industry Association of America) et l’Association américaine de l’industrie du film (MPAA – Recording Picture Association of America) avaient porté plainte contre les éditeurs de logiciel Streamcast Networks (pour son logiciel Morpheus) et Grokster Ltd. (pour le logiciel Grokster), pour violation du copyright de fichiers échangés via ces logiciels.
Le 25 avril 2003, la Cour du district central de Californie a rendu une décision en faveur des sociétés défenderesses, estimant que ces éditeurs de logiciels ne pouvaient être tenus pour responsables des abus d’utilisation relatifs au copyright commis par certains internautes contrefacteurs. Le juge fédéral a donc estimé, contrairement à la décision retenue dans l’affaire Napster, que les sociétés Streamcast Networks et Grokster Ltd. étaient dans l’incapacité de contrôler les échanges entre utilisateurs et de repérer les échanges illégaux, faute de serveur centralisé.
Cette décision a été confirmée en appel le 19 août 2004, par la Cour d’appel de San Francisco.
Les Majors américaines du disque et du film n’ont pas pour autant baissé les bras et ont porté cette affaire devant la Cour Suprême des Etats-Unis. Le 27 juin 2005, la Cour Suprême américaine a reconnu la responsabilité pénale des éditeurs de logiciels de téléchargement : « celui qui distribue un objet avec pour but de promouvoir son utilisation afin de contrefaire le copyright, tel que démontré par les manifestations claires ou d’autres actions positives pour encourager la contrefaçon, est responsable des agissements consécutifs contrefaisants des tiers ». Cette décision ne se prononçait pas directement sur la responsabilité de Grokster Ltd. ni de Streamcast Networks, mais sur l’éventuelle responsabilité des éditeurs de logiciel P2P en général. Pour être condamnés, les deux logiciels devaient donc être à nouveau jugé par le biais d’une nouvelle procédure judiciaire. Par ailleurs, il faut également souligner que la cour Suprême américaine a reconnu la responsabilité d’un éditeur de logiciels à partir du moment où celui-ci encourage et incite les internautes à la contrefaçon numérique.
Suite à cette décision, Grokster a préféré fermer courant novembre 2005, avant même de se présenter devant le juge des faits qui devait statuer sur sa responsabilité. Moyennant un paiement de 50 millions de dollars à la RIAA, Grokster a cessé toute distribution de son logiciel mais souhaite revenir sous la forme d’une plateforme sécurisée, légale et payante, intitulée grokster3.com.
Streamcast Networks a quant à lui préféré attendre la décision de justice du juge des faits. Mais, le 28 septembre 2006, le Tribunal fédéral de Los Angeles a déclaré l’éditeur du logiciel Morpheus responsable des échanges illégaux de fichiers transitant par son réseau. Toutefois, il est important de préciser que les juges n’ont pas condamné l’éditeur pour la distribution du logiciel mais pour l’incitation auprès des internautes à utiliser son logiciel à des fins de contrefaçon numérique. En effet, l’éditeur aurait fait la promotion du logiciel Morpheus lors du lancement, en le qualifiant du « Nouveau Napster », encouragent ainsi les internautes à télécharger illégalement et sans engager des moyens techniques pour empêcher ces agissements contrefacteurs.
L’affaire Kazaa en Australie porte également sur la question de savoir si l’éditeur de logiciel P2P incite d’une manière ou d’une autre les internautes au téléchargement illégal. Le Syndicat ARIA (Australian Recording Industry Association) avait porté plainte contre la société Sharman Networks pour son logiciel Kazaa. Le 5 décembre 2005, la Cour fédérale australienne a reconnu la société défenderesse coupable d’inciter les utilisateurs de son système P2P à enfreindre les droits de copyright des œuvres contrefaites échangées. Le juge a déclaré que « les accusés savent depuis longtemps que le système Kazaa est largement utilisé pour partager des fichiers protégés par le copyright ». Concrètement, le juge n’a pas reconnu la société coupable de violation de copyright mais d’encouragement à cette infraction. En effet, Kazaa avait créé une page Web dédiée à encourager le partage de fichiers contrefaits, intitulée « Rejoignez la révolution » et critiquant les maisons de disque qui luttent contre ces échanges illégaux. Le juge ajoutait d’ailleurs que « Pour un jeune public, (…) cette page Web peut amener les visiteurs à penser qu’il est cool de défier les maisons de disques en passant outre les contraintes du copyright ». Ainsi, la société Sharman Networks a été contrainte de mettre en place un procédé de filtrage interne au système portant soit sur un procédé de filtrage à base de mots clés, soit sur un système de sélection en amont des fichiers mis à disposition.
En 2005, le CSPLA (Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique) a rendu un rapport intitulé « La distribution des contenus numériques en ligne ». Les auteurs de ce document se penchent notamment sur la question de la responsabilité des fournisseurs de logiciels et accordent un développement particulier aux affaires « Grokster » et « Kazaa » (en Australie). Les rédacteurs résument la solution de l’affaire « Grokster » de la manière suivante : « si l’éditeur de logiciel P2P fait la « promotion » de ses produits en mettant en avant, même dans des documents confidentiels, les avantages des infractions au droit d’auteur, sa responsabilité peut être engagée ». Ils ajoutent que plusieurs indices peuvent être rapportés pour prouver cette intention, notamment le refus de mettre en place des mesures de filtrage permettant de faire un tri entre contenus légaux et illégaux, ou encore le profit réalisé par la vente d’espaces publicitaires.
Comme les nombreuses décisions exposées le montrent, les batailles juridiques engagées à l’encontre de logiciels P2P encourageant clairement la contrefaçon ont des chances d’aboutir. En revanche, dans les autres cas, la position des juges semble moins tranchée, notamment dans la mesure où ces logiciels permettent aussi des échanges légaux et que les éditeurs de logiciels dont les serveurs sont « centralisés » n’ont pas de contrôle sur les contenus échangés. Certes, la législation est différente d’un pays à un autre, et la France s’est dotée en 2006 d’une disposition législative visant spécialement à réprimer les éditeurs de logiciels. Mais, une nouvelle fois, ce texte ne vise que les logiciels manifestement dédiés à la contrefaçon numérique, ce qui ne semble pas être le cas des programmes concernés par les plaintes de la SPPF.
L’exécution de la décision hors du territoire français
Même si la justice française se déclare à nouveau compétente et fait droit aux prétentions de la SPPF, la nationalité des sociétés défenderesses sera certainement un obstacle à l’exécution de la décision hors des frontières françaises. Néanmoins, la SPPF semble bien décidée à s’assurer du rayonnement international de la décision. Selon le directeur général de la SPPF : « Bien sûr, si la décision du tribunal est en notre faveur, nous demanderons l’exequatur (exécution) devant une cour américaine comme le prévoient les conventions entre les deux pays. Certes, la procédure sera longue, mais nous ne voyons pas de raison de ne pas profiter de l’arsenal juridique français ».
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Nous aimerions revenir sur l’assignation étonnante de Sourceforge, qui ne manque pas de nous plonger dans la perplexité. Le directeur général de la SPPF, Jérôme Roger, explique cette mise en cause de la manière suivante : « Sourceforge est une société qui a travaillé pour le compte de Shareaza et que nous avons mise en cause dans la mesure où ses ingénieurs ont procédé au développement du logiciel – qui a aujourd’hui disparu en tant que logiciel P2P – Shareaza ». Mais, tout d’abord, le logiciel Shareaza existe toujours puisque sa dernière version date du 1er octobre 2008 (version 2.4.0.0).
Par ailleurs, en suivant le raisonnement adopté par la SPPF, pourquoi ne pas attaquer 01net qui propose des liens vers Shareaza, Limewire, eMule, Azureus etc. ? De même, si toute société qui développe des programmes permettant de commettre des actes de contrefaçon numérique devait être assignée en justice, pourquoi ne pas attaquer les navigateurs Internet comme Firefox (distribué par Mozilla Foundation), ou Chrome (développé par Google) ?
Le directeur général de la SPPF mentionnait que 180 logiciels avaient été identifiés comme permettant l’échange illégal d’œuvres de son répertoire, pourquoi alors la société a-t-elle ciblé trois éditeurs en particulier ? Enfin, d’après les explications de la SPPF justifiant ces procédures judiciaires, pourquoi n’a-t-elle pas attaqué BitTorrent qui est le protocole utilisé par le logiciel Vuze ?
Quoi qu’il en soit, de l’avis de Jérôme Roger, ces actions n’auront qu’une portée limitée : « Nous sommes conscients que ce n’est pas avec cette action que nous mettrons un terme au téléchargement illégal » a-t-il confié à Zdnet. Ce qui conduit CoPeerRight Agency à s’interroger sur la pertinence de ces assignations. Quel est donc le but recherché par la SPPF ? Cherche-t-elle à rassurer ses membres en empruntant la voie procédurale, plutôt qu’en investissant dans la prévention auprès des jeunes par exemple ? Pourtant, si l’issue du litige n’offre pas les effets attendus, ce sont ses membres, les indépendants, qui devront en payer le prix. En effet, les frais engagés pour les besoins de la procédure sont autant de moyens en moins consacrés à la raison d’être de cette société : percevoir et répartir les fonds destinés aux producteurs indépendants qu’elle représente.
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