ACTA ou l’organisation du filtrage : partie 2
L’Accord Commercial Anti-Contrefaçon, encore en cours d’élaboration à l’heure actuelle, est un traité visant à réglementer sur un plan international les droits de propriété intellectuelle, la lutte contre les produits contrefaits et les échanges de fichiers illicites sans autorisation des ayants droit. L’Union Européenne, les États-Unis, le Japon ou encore la Suisse comptent parmi les États signataires.
Après avoir suscité de nombreuses critiques quant à l’opacité des tractations entre les différents États qui négocient ce traité depuis 2007, une première version non-définitive a été officiellement publiée par la Commission Européenne le 21 avril dernier (à consulter ici), faisant suite à la dernière rencontre entre les différents États signataires qui s’est tenue du 12 au 16 avril en Nouvelle Zélande, et permet de clarifier certaines interrogations quant à sa portée et son application future, et ce même si les positions des différents acteurs demeurent inconnues à ce jour.
Dès lors, au regard de cette publication tant attendue mais non pas nouvelle (le texte présenté étant assez proche des fuites déjà publiées), il convient d’en préciser certains points.
Tout d’abord, l’ACTA aura pour vocation à être transposé dans les législations nationales à l’instar d’une directive européenne, dans le respect du droit communautaire des États signataires. Reste à savoir si les dispositions prévues par le traité seront en réelle conformité avec ce dernier, et si elles satisferont pleinement les différents acteurs.
Le document rappelle en premier lieu que de nombreuses personnes utilisent les fournisseurs de service internet (FAI et hébergeurs) « pour se livrer à des actes de contrefaçon de droit d’auteur et droits connexes ». Il donne par la suite, dans la section 4 intitulée « la protection technique de la Propriété Intellectuelle dans l’environnement numérique » le détail des actions de lutte contre la contrefaçon numérique.
Deux objectifs sont de fait poursuivis par le traité : d’une part la mise en place de mesures permettant de lutter contre la contrefaçon et le téléchargement illégal, et d’autre part faciliter et maintenir le développement du service en ligne.
Précisions sur la « riposte graduée » et la responsabilité des fournisseurs de service Internet
De manière générale, le traité reprend la règle déjà posée par la loi française dite LCEN du 21 juin 2004 et énonce que les parties ne peuvent faire peser sur les hébergeurs et les FAI une obligation générale de surveillance sur les réseaux.
Une des options au traité prévoit l’irresponsabilité de ces derniers en cas de contrefaçon d’un de ses abonnés ; cependant, cette irresponsabilité est soumise à une condition : le FAI ou l’hébergeur se doivent « d’adopter et mettre en place de manière raisonnable une politique pour répondre au stockage non autorisé ou à la transmission de contenus protégés par le droit d’auteur ou des droits voisins ».
De plus, si leur responsabilité n’est pas engagée, ces derniers doivent tout de même prendre des mesures pour limiter les contenus violant le droit d’auteur. En effet, le texte indique que les FAI « doivent rapidement supprimer ou désactiver l’accès au bien [contrefait] ou à l’activité [illégale] » à défaut d’éléments de preuve suffisants fournis par l’abonné certifiant que la requête de l’ayant droit est le résultat d’une erreur ou d’une fausse identification.
Une seconde option prévoit la possibilité pour une autorité judiciaire ou une autorité administrative d’enjoindre un fournisseur de service internet à mettre fin à une violation de droit d’auteur, ou de la prévenir, ordonnant de fait une « suspension de l’accès à l’information ». Bien qu’elle ne soit pas explicitement prévue, certaines voix s’élèvent, voyant dans cette mesure une suspension de l’accès à internet.
Malgré cette formulation assez vague, CoPeerRight Agency considère que cette mesure ne correspond en rien à une « riposte graduée », qui, il faut le rappeler, est rejetée par de nombreux États signataires, et soutient, comme l’avaient déjà affirmé les pays participants qu’aucune mesure de la sorte n’est prévue par le traité. En effet, le présent traité ne se focalise pas sur la responsabilité des abonnés, mais bien sur celle des fournisseurs de service internet. De fait, la « suspension de l’accès à l’information » doit plutôt être comprise comme une coupure de l’accès au contenu illicite, ou du site qui l’héberge.
D’autre part, et comme nous l’avions précédemment évoqué dans notre dernier post, il est souhaitable de généraliser le filtrage de contenus portant atteinte à la Propriété Intellectuelle. Celui-ci permet de contrôler l’accès aux données diffusées sur le web en filtrant le contenu même du trafic qui transite à travers les réseaux.
À notre sens, la procédure « notice and takedown » peut implicitement correspondre à une mesure de filtrage, dans la mesure où le traité oblige les FAI à supprimer l’accès aux contenus illicites qui leur ont été notifiés. Il est donc nécessaire que ceux-ci mettent en place des mesures de prévention, mais également des mesures correctives qui doivent permettre de mettre un terme aux atteintes à un droit d’auteur.
Enfin, le traité prévoit dans son article 3 quater le développement des relations entre les FAI et les ayants droit et l’établissement d’une ligne de conduite pour les actions à mener, et ce afin de lutter efficacement contre la violation des droits de Propriété Intellectuelle, et donc in fine de mettre en place une stratégie commune. Cette collaboration accrue prévoit ainsi, dans l’article 3 ter, que le « titulaire de droits » ayant constaté une violation de son droit d’auteur peut, après avoir notifié le FAI, obtenir « l’identité de l’abonné responsable » de cette violation.
On constate donc que le traité accroît la responsabilité des fournisseurs de service internet. Il met en place de nouvelles obligations à leur charge, et de ce fait amplifie leur rôle dans la lutte contre la contrefaçon numérique.
Les infractions criminelles : section 3, procédure pénale (page 16)
Le traité énonce que « chaque partie doit apporter des procédures pénales et des peines qui doivent être appliquées au moins dans les cas de contrefaçon délibérée de marque ou de piratage de droit d’auteur ou de droits connexes à une échelle commerciale. »
Le traité se réfère aux « pirates » à grande échelle et précise que des amendes sont prévues qu’il y ait un gain financier ou non, et ce sans distinction. En d’autres termes, les « pirates » du net (nous préférons parler de contrefacteurs) peuvent être sanctionnés même si leurs motivations ne sont pas lucratives.
Il convient de souligner que dans certains pays, notamment l’Espagne, les juges refusent de condamner le partage de fichiers sur les réseaux P2P si celui est réalisé sans but lucratif , appuyé en cela par une jurisprudence constante datant de 2006. De fait, le texte excluant la notion de nature commerciale des échanges pour que ceux-ci soient considérés comme répréhensibles, le traité semble porter un coup direct à cette jurisprudence.
Les peines prévues (page 23)
Le traité prévoit qu’ « afin d’assurer une protection juridique suffisante et des sanctions juridiques efficaces contre le contournement des mesures techniques qui sont mises en œuvre par les auteurs (…) chaque Partie prévoit des mesures correctives civiles, [ou] [ainsi que] des sanctions pénales dans les cas appropriés de conduite délibérée ».
Les États signataires doivent de fait mettre en place des mesures légales pour limiter l’atteinte aux Droits de Propriété Intellectuelle. Le traité prévoit l’application de sanctions pénales à l’encontre des contrefacteurs et précise que ces sanctions doivent être « efficaces, proportionnées et justes ».
Le texte énonce les cas appropriés de conduite délibérée justifiant l’application de sanctions juridiques : en cas de contournement non autorisé d’une mesure technique efficace, en cas de fabrication, d’importation ou de mise en circulation d’une technologie, d’un service, d’un dispositif… En d’autres termes, si un internaute trouve le moyen de contourner une protection de droit d’auteur et qu’il diffuse celui-ci sur le réseau, il encourt lui aussi des sanctions civiles et pénales.
À noter que le délit de contournement non autorisé d’une mesure technique efficace (DRM) fait déjà l’objet d’une sanction en France depuis la loi DADVSI.
Le document prévoit également des sanctions pénales à l’encontre des individus qui tentent d’ « inciter, aider ou encourager à la contrefaçon » : il fait référence aux « actes de suppression ou de modification de l’information sur le régime des droits ; des actes de distribution ou d’importation pour distribuer, diffuser, communiquer, ou mettre à la disposition du public des exemplaires de l’œuvre ».
D’autre part, des sanctions civiles avec versement de dommages et intérêts aux ayants droit, dans le but de compenser « l’impact financier résultant de l’infraction » sont également annoncées. (Page 5)
Le montant des dommages et intérêts sera calculé en fonction des profits perdus par l’ayant droit, de la valeur du produit ou du service contrefait, et du prix du marché neuf et occasion. De plus, le traité donne la possibilité de préétablir le montant de ces dommages, ce qui induit nécessairement une réévaluation systématique, et ce afin de suivre l’évolution du marché. À notre sens, il serait opportun de pouvoir anticiper une telle perte de profit ; cependant, peut-on réellement chiffrer correctement l’impact d’une contrefaçon sur un produit ?
Enfin, sur le volet polémique consacré aux douanes, on ne retrouve plus de proposition visant à exiger des autorités douanières de fouiller les bagages des voyageurs ou leurs équipements électroniques à la recherche de biens contrefaits. Toutefois, le traité prévoit que « les autorités compétentes » pourront « saisir les marchandises suspectées de violer le droit d’auteur » et demander « la confiscation et/ou la destruction » de celles-ci.
Le traité pose donc les « grandes lignes » à suivre pour les États signataires et laisse à leur charge le soin de mettre en place ces sanctions civiles et pénales (tout en sachant que la plupart de celles-ci sont déjà prévues par la législation française).
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Le texte publié doit être considéré comme un « brouillon », et manque encore cruellement de clarté et de précision. Les points évoqués précédemment ne sont pas finalisés, et sont donc susceptibles d’évoluer. Il faut donc pour l’instant rester prudent quant à son interprétation, et attendre la suite et la finalisation de ces négociations, en espérant que le texte définitif saura être plus clair et précis dans l’intérêt des ayants droit et des fournisseurs de service Internet.
À noter que la fin des négociations est attendue pour cette année, et sa ratification courant 2011. Cependant, et comme le rappellent les députés UMP Patrice Martin-Lalande, Lionel Tardy et Hervé Mariton, cette ratification ne pourra avoir lieu qu’après la soumission du traité aux parlements nationaux pour que ceux-ci puissent prendre position sur ce texte.
Enfin, il semblerait que plusieurs pays, dont l’Inde, la Chine et le Brésil, sont sur le point de créer une véritable coalition afin de s’opposer au traité ACTA et notamment afin de s’opposer aux dispositions relatives à l’exportation de médicaments originaux non brevetés par exemple et à l’exportation d’autres produits issus de ces pays.
Dès lors, quel impact auront ces pays (où la contrefaçon numérique est très présente) sur la mise en place du traité ACTA ? Peut-on imaginer que ces oppositions pourraient remettre en cause l’adoption définitive du traité ACTA ?
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